SPITZBERG 2001 "vers le 80ème parallèle".
La prière de Kinou.
Vue sur le versant opposé de Woodfjorden, les jolies montagnes sont à 15 kms, et pourtant on a l'impression qu'on peut les toucher. L'océan est déchaîné.
L'équipe pense déjà au retour car on arrive à la moitié de la durée de l'expédition. Que faire? Une seule solution était possible, celle d'y aller à pieds, en emportant juste le fusil, un kayak pour franchir 3 petits glaciers (qui si ça se trouve, ne vêlaient même plus) et un peu de ravitaillement. Pour cela,il aurait fallu marcher longtemps (15 à 20 heures je pense) et surtout très vite pour ne pas avoir à faire de bivouac (économie de poids: tente, sacs de couchage, nourriture...) et pour couvrir la centaine de kilomètres pour aller au 80ème et revenir. Mais ce n'était pas dans les cordes de l'équipe aussi bien physiquement que moralement.
Le vent finit par se calmer un peu. Il y a une crique ou les vague sont moins fortes. Jean-Philippe et Vincent prennent chacun un kayak, ils ne doivent pas se quitter et se laisser pousser par le vent. Avec Kinou, nous devons les suivre du bord pour éviter la surcharge des kayaks. Ils partent mais ils s'éloignent alors qu'ils devaient longer le bord ce qui nous inquiète. Plus au large, les vagues se creusent, les kayaks prennent l'eau et s'alourdissent. Celui de Jean-Philippe se retourne, heureusement il remonte dedans. Puis, même scénario pour Vincent. L'eau est à 1 degré seulement, peut-être moins, et il y a du vent pour accentuer les pertes thermiques. Nous observons cela depuis le bord avec les jumelles, impuissant. C'est la peur de notre vie (bien plus traumatisante que le saut à l'élastique!!!). On crie mais ils sont trop loin, on ne comprend pas pourquoi ils ne sont pas encore "en radeau" pour éviter les retournements. Les kayaks dérivent, ils se sont perdus de vue. Pire! Jean-Philippe n'a plus de pagaie, mais du bord nous ne le savons pas. Il l'a prêtée à Vincent qui voulait récupérer un sac perdu. Mon frère lance une fusée de détresse, immédiatement, je déclenche la balise. A terre, nous sommes désespérés de ne pouvoir en faire plus. Nous savons que l'hélicoptère se trouve à 100 kms. Ils sont maintenant à un kilomètre du bord et on a du mal à garder le contact visuel avec eux à cause des vagues. Dans ma tête, je prie pour qu'ils s'en sortent. Je crois bien que Kinou prie aussi. Nous ne pouvons rien faire d'autre du rivage face à cette Nature impitoyable.
Et nous qui sommes très cartésiens, allons assister à un miracle!
Sans pouvoir expliquer pourquoi, Jean-Philippe, avec seulement une demie-pagaie de secours, dérive maintenant rapidement vers le fond du fjord (vers le Sud) en se rapprochant d'une plage. Avec Kinou, nous courrons pour l'intercepter. Puis arrive Vincent. Cela fait 15 minutes seulement que la balise est déclenchée et les voilà à terre. Comment expliquer un tel renversement de situation. La Nature a décidé de les ramener. Les deux naufragés changent immédiatement leurs vêtements et nous plions les kayaks car l'hélicoptère va arriver. Il mettra plus d'une heure. De retour à la capitale Longyearbeen, nous subirons un interrogatoire chez le gouverneur pour éclaircir les causes de l'appel des secours et pour faire marcher nos assurances pour les frais de sauvetage.
L'expédition est évidemment terminée. Nous changeons nos billets d'avion et rentrons en France une semaine plus tôt. Cette année, l'expédition aura été une catastrophe dans le sens ou l'on n'aura pas atteint notre objectif le 80ème parallèle, on n'aura pratiquement rien vu au niveau faune et l'aventure humaine aura été écourtée. Dans cette situation, on se dit que l'essentiel aura été de revenir sain et sauf, d'autres belles expéditions verront le jour. Cela arrive même aux meilleurs. Jean-louis Etienne, par exemple,n'aura réussi à rejoindre le pôle Nord qu'à sa seconde tentative.
En 2001, la Nature nous a montré sa puissance inouïe et sa clémence miraculeuse.
Nous ne repartirons que quatre ans après en 2005, notamment à cause d'une perte de confiance en nous.